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Les territoires de la résistance aux plateformes. La naissance de la Fédération Transnationale des Coursiers.

Les 25 et 26 octobre 2018, la première Assemblée européenne des coursiers à vélo intitulée « Riders4rights » s’est tenue à Bruxelles[1]. Pour les coursiers présents, tous membres de collectifs actifs dans les mobilisations qui se sont multipliées dans différentes villes européennes au cours des derniers mois, l’enjeu était de réfléchir à leur stratégie d’organisation transnationale et aux moyens à mettre en œuvre pour défendre leurs droits face aux plateformes de livraison pour lesquelles ils travaillent.

Pour ces « nouveaux » travailleurs de la logistique opérant à l’échelle des grandes villes, il s’agissait d’unir leurs multiples luttes locales en une structure capable de lutter à l’échelle européenne, autrement dit d’articuler les niveaux territoriaux des luttes menées et les formes instituées de représentation et de mobilisation collectives, quitte à en inventer de nouvelles, plus adaptées. Car en transformant les formes d’encadrement de l’emploi et d’organisation du travail, le « capitalisme de plateforme » (pour reprendre l’expression de S. Lobo) fait de la question territoriale, et particulièrement dans le secteur clé de la logistique, un enjeu décisif aussi bien en matière de règles applicables pour protéger le travail et les travailleurs, qu’en matière de fiscalité ou encore de niveau efficace de négociation collective et de lutte.

Le « capitalisme de plateforme » et ses enjeux territoriaux 

Les entreprises de plateforme ont aujourd’hui un rôle actif dans toutes les économies européennes. Ces nouveaux acteurs sont les géants du numérique tels que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft)[2], mais aussi les entreprises de plateformes qui mettent en relation des consommateurs et des producteurs de biens et services dans d’autres secteurs comme la finance, l’hébergement (AirBnB), les transports (Uber), la grande distribution ou encore les services aux entreprises et les services à la personne.

Le rôle des entreprises de plateformes revendiquant une position de simple intermédiaire « se résume à contractualiser, à mettre en œuvre des algorithmes de mise en relation et de contrôle, et à investir massivement en marketing »[3]. Au plan économique, ces plateformes n’ont que très peu d’actifs, ne dégagent pas (ou très peu) de bénéfices[4], et leurs principaux actionnaires[5] sont des fonds spéculatifs qui visent à rentabiliser leur investissement à court terme en vendant avec une plus-value importante la société qu’ils contrôlent (Bauraind, 2018).

Le secteur de la livraison de repas chauds, au croisement d’activités logistiques, de transport, de services et de restauration, est dominé par quatre principales plateformes multinationales (Deliveroo, Foodora, Ubereats, Glovo) déjà implantées dans la plupart des pays d’Europe (voir carte ci-dessous) et surtout de ses grandes villes.

Les quatre principales plateformes de livraison de repas chauds en Europe :

Deliveroo (vert) , Foodora (rose), Ubereats (noir) , Glovo (jaune).

Source : Carte élaborée pour l’AG européenne des coursiers des 25 et 26 octobre 2018

 

Dans ce secteur, les repas sont livrés par des coursiers à vélo qui, pour travailler, doivent être inscrits sur la plateforme en tant que travailleur indépendant tout en étant lié à elle par un contrat de prestation de services et, une fois connectés, attendre que l’algorithme leur attribue automatiquement une livraison dans l’aire métropolitaine d’appartenance. En imposant un statut d’indépendant (auquel ne sont rattachés ni salaire minimum, ni congés payés ou congés maladie notamment), les plateformes massifient des sous- statuts non soumis à la réglementation du droit du travail. Elles contribuent ainsi à flexibiliser toujours plus le travail et l’emploi au point de menacer l’existence même de l’Etat social (lorsqu’il existe) par des stratégies d’évitement massif des mécanismes de solidarité nationale (protection sociale et impôts).

L’extrême exploitation et précarisation des travailleurs des plateformes se trouvent même parfois accélérées par les lois nationales récentes qui encouragent la déréglementation des conditions d’emploi et de travail comme en Belgique ou en France. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les mobilisations des travailleurs des plateformes aient aussi cherché à emprunter le terrain juridique. Alors que la plupart des demandes de requalification du statut d’indépendant en statut salarié étaient jusqu’ici déboutées par les juges, deux décisions récentes[6] invalident l’argumentation des plateformes (requalifiant en contrat de travail la relation entre le coursier plaignant et la plateforme). Ce qui pourrait avoir des conséquences importantes sur toutes les entreprises bâties sur le même modèle économique.

Pour le moment, toutefois, dans toutes les grandes villes d’Europe, les coursiers restent sous-employés (au sens où ils travaillent soit comme faux-indépendants soit hors de tout statut d’emploi), sous-payés (moins de 5 euros la course), et sous-protégés (sans protection sociale et avec des assurances accidents minimales). Face à ce qui s’apparente par bien des aspects à un grand bond en arrière à une époque pré-salariale où n’existaient pas encore les législations sociales, les coursiers se sont organisés dans nombre de villes européennes et ont donné naissance à des formes territorialisées de résistances et de luttes sociales par certains aspects inédites.

 

Retour sur la naissance de la Fédération Transnationale des Coursiers (FTC)

Depuis 2016, les coursiers se sont mobilisés et organisés et leurs luttes ont souvent rencontré un grand écho médiatique. En 2017, pas moins de 40 mobilisations nationales de travailleurs de plateformes de livraison ont été comptabilisées (Schnee, 2018), en particulier en Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne, Italie et Espagne et ce, malgré l’atomisation imposée par les plateformes et le turn-over important des travailleurs. Tirant parti de leur inscription dans des territoires métropolitains, en particulier pour rechercher – et obtenir – une couverture médiatique importante – parfois même disproportionnée au regard du nombre de personnes mobilisées et en comparaison avec des actions revendicatives d’autres travailleurs – ces mobilisations ont pris diverses formes : meetings, occupations, manifestations. Pendant les phases le plus dures des mobilisations, les coursiers n’ont pas hésité à se « déconnecter », c’est à dire à faire grève, allongeant le temps d’attente des clients pour faire pression sur leur employeur. Cela leur a d’ailleurs souvent valu d’être déconnecté à leur tour, mais cette fois-ci par l’entreprise qui répondait ainsi à de nouvelles formes de grève (déconnexion) par de nouvelles formes de répression syndicale (consistant ici à interdire l’accès au travail potentiel sur la plateforme, autrement dit à licencier).

La volonté de coordination et d’organisation des formes de résistance jusque là territorialement éparses, notamment à l’échelon transnational sur lequel opère d’emblée le business model des plateformes, a alors permis, avec l’appui des réseaux AlterSummit[7] et ReAct[8], de préparer la première Assemblée européenne des coursiers à vélo. Pendant deux jours, soixante livreurs, représentants d’une vingtaine de collectifs nationaux et/ou syndicats issus de douze pays[9], ainsi qu’une vingtaine de représentants d’organisations syndicales (voir carte plus bas), se sont rencontrés[10].

Collectifs de coursiers et organisations syndicales ayant participé à l’AG européenne les 25 et 26 octobre 2018

Source : Carte élaborée pour l’AG européenne des coursiers des 25 et 26 octobre 2018.

Les noms auxquels renvoient les divers sigles figurent dans le tableau en annexe.

 

Les questions « qui sont les acteurs de la lutte ? » et « quel rôle attribuer aux syndicats accompagnant les coursiers organisés ? » se sont posées dès la phase préparatoire de l’Assemblée générale. Très vite est apparue la diversité des liens – plus ou moins formels – existant entre collectifs de coursiers et organisations syndicales. Les acteurs de chaque lutte nationale peuvent en effet être respectivement des collectifs de travailleurs autonomes sans syndicat (Italie, Espagne, Finlande), des collectifs structurellement liés à des syndicats institutionnels (Norvège, Pays-Bas, Suisse, Allemagne, Autriche), ou encore informellement liés à ces mêmes syndicats (Belgique, France) ; tout comme liés à des syndicats d’indépendants (Royaume-Uni, Allemagne). Étant donnée cette variété de situations, la coordination des livreurs préparant l’événement a finalement décidé de se focaliser sur la création d’un « espace de confiance » entre les collectifs de travailleurs et de proposer aux syndicalistes non coursiers d’assister à l’AG (hors moments décisionnels) en tant que simples observateurs. La séance plénière conclusive a notamment permis l’adoption d’une charte de revendications communes[11]. Parmi les nombreuses doléances, un salaire minimum horaire pour tous les coursiers mais aussi la transparence des données collectées par les plateforme sont apparus comme deux des principaux mots d’ordre pour la majorité des collectifs présents. Si le premier est désormais plus connu et exprime le rejet général d’un travail rémunéré « à la pièce », le second est inédit et met en lumière les (més-)usages (potentiels) que font les plateformes des données recueillies auprès des coursiers, mais aussi auprès des clients et des restaurateurs en matière de préférences alimentaires territorialisées. Un exemple est revenu dans les discussions entre coursiers durant l’AG de Bruxelles pour l’illustrer : certaines plateformes de livraison de repas chaud installent des cuisines-relais dans certaines grandes villes afin de permettre à certains restaurants de toucher de nouveaux clients ou de tester un potentiel d’implantation tout en étendant les services de livraison à de nouvelles zones de chalandise. Dans le cas de Deliveroo, ce « concept » a été lancé en avril 2017 et a été baptisé « Deliveroo Editions[12] ». Concrètement, la start-up loue des cuisines à des restaurateurs désireux de s’implanter dans de nouveaux quartiers et les attire grâce à l’analyse des données de ses clients qui doit permettre de cibler les plats préférés de la population locale. Si cette stratégie de développement doit permettre à la plateforme de livraison d’accroître son influence dans le secteur en devenant un acteur à part entière de la chaîne d’approvisionnement en nourriture capable de traiter directement avec les grossistes et autres producteurs, cela se fait notamment grâce à l’analyse des données recueillies auprès des clients – et largement à leur insu.

Première action de la Fédération transnationale des Coursiers, 26 octobre 2018, Porte de Namur, Bruxelles

 Source : Collectif krasznyi, Karim Brikci-Nigassa

 

Ce n’est ainsi pas par hasard que la première banderole de la Fédération transnationale des coursiers (FTC) constituée à l’issue de la plénière finale ait revendiqué : « Not just for us, but for everyone ». Si ce slogan affichait clairement le souhait de la FTC d’étendre la lutte non seulement aux livreurs, mais également aux précaires plus généralement, cet objectif soulignait aussi la convergence possible des intérêts des travailleurs des plateformes avec ceux des clients eux-mêmes, voire même des restaurateurs. Ce qui ouvre des voies nouvelles de mobilisation sur la base d’une expérience subjective de la (grande) ville dont le territoire correspond à la zone de desserte effective des services de livraison à domicile pour une fraction grandissante de la population utilisatrice. Une influence des plateformes sur la dynamique et l’économie urbaines qui sera sans doute appelée à jouer un rôle dans la lente construction d’un mouvement social européen que Pierre Bourdieu appelait déjà de ses vœux il y a 20 ans[13]. Tel est en tout cas le souhait des coursiers à l’origine de la FTC.


[1] Une première version de cette analyse est déjà parue sur le site de SMart : https://smartbe.be/fr/publications/education-permanente-sommaire-general-des-analyses/

[2] Sur ces acteurs,  leur danger, leur difficile régulation et taxation, les résistances et alternatives qu’ils engendrent, voir le récent dossier d’Alternatives économiques : “GAFA : Comment les dompter ?”, 2018.

[3] Gracos, 2018, p.45.

[4] Depuis 2015, année où RooFoods LTD, maison-mère de Deliveroo, a commencé à publier des comptes, l’augmentation du chiffre d’affaires de la firme anglaise (de 18 millions de dollars en 2015 à 277 millions en 2017) est proportionnelle à la hausse de ses pertes (30 millions de dollars en 2015 à 183 millions en 2017) RooFoods LTD., annual report, disponible à l’adresse  https://beta.companieshouse.gov.uk/company/08167130/filing-history

[5] Les actionnaires de Deliveroo sont Index Ventures (16%), DST Global (16%), GreenOaks Capital (13%) et Bridge Point Capital (10%), in RooFoods LTD, Idem. Voir également « Deliveroo : where’s the money ?», CorporateWatch, 24 octobre 2017.

[6] La décision du Tribunal du travail de Valencia du 1er juin 2018 en Espagne et la décision du 29 novembre 2018 de la chambre sociale de la Cour de cassation en France.

[7] L’AlterSummit est un réseau européen né en 2013 et réunissant des syndicalistes et des mouvements sociaux d’une dizaine de pays. Il a pour objectif de créer un espace de débat et de construire une alternative à la politique économique européenne actuelle.

[8] Le ReAct est un réseau de réseaux pour l’action collective transnationale né en 2010. Pour en savoir plus, voir www.projet-react.org/fr/

[9] Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, et Suisse.

[10] Cet article est basé sur des informations de première main, recueillies par les deux auteurs qui ont participé à l’AG bruxelloise en qualité d’observateurs.

[11] Vous trouverez la charte sur le site de l’AlterSummit, http://www.altersummit.eu/accueil/article/assemblee-transnationale-des-coursiers

[12] En juillet 2018, il existait 74 sites répartis dans les plus grandes villes du monde. Voir : https://www.usine-digitale.fr/article/les-cuisines-partagees-de-deliveroo-editions-ouvrent-enfin-en-france.N715909

[13] Pierre Bourdieu, 1999.


Sources et ressources

Bruno Bauraind, « L’effet de la numérisation de l’économie sur la conflictualité sociale : le secteur des taxis bruxellois contre Uber », Courrier du CRISP, 2291-2292, Gracos, 2016.

Bruno Bauraind, « Numérisation de l’économie et déterminisme technologique », 24 octobre 2018, analyse sur le site du GRESEA, http://www.gresea.be/Numerisation-de-l-economie-et-determinisme-technologique

Pierre Bourdieu, « Donner un sens à l’Union, Pour un mouvement social européen », Le monde diplomatique, juin 1999, pp. 16-17, https://www.monde-diplomatique.fr/1999/06/BOURDIEU/3080

Collectif: « GAFA : Comment les dompter ? », dossier in Alternatives économiques n°385, décembre 2018, pp. 58-75.

Valerio De Stefano, « Platform work and labour protection. Flexibility is not enough », http://regulatingforglobalization.com/2018/05/23/platform-work-labour-protection-flexibility-not-enough/

Christophe Degryse,  Les impacts sociaux de la digitalisation de l’économie, ETUI, Bruxelles, 2016

Econosphères.a) , e-dossier de la soirée : « Economie collaborative versus ubérisation, Configurations productives, expériences sociales et (nouvelles) formes d’injustice, le 23 mars 2016, Bruxelles, http://www.econospheres.be/Soiree-Econospheres-No24-Economie, 23 mars 2016, Bruxelles,

Econosphères.b), e-dossier de la soirée : «  Deliveroo-nous du mal. La transformation du travail dans l’économie de plateforme », Festival des libertés, le 25 octobre 2018, http://www.econospheres.be/Deliveroo-nous-du-mal-839

Barbara Gomes, « La plateforme numérique comme nouveau mode d’exploitation de la force de travail », Actuel Marx, n° 63, 2018.

GRESEA, Revue de presse sur l’AG européenne des livreurs à vélo, http://www.econospheres.be/IMG/pdf/0_-_revue_de_presse_-_couverture_presse_altersummit_ag_livreurs_25.10.2018-2.pdf

Adrian Jehin, Coursiers à vélo et Deliveroo : les enseignements d’un combat social, SMart, éd. en ligne, 2018

https://smartbe.be/fr/comprendre/publications/education-permanente/deliveroo-les-enseignements-dun-combat-social/#.W__wNeKNzcs

Maxime Lambrecht, L’économie des plateformes collaboratives, Courrier hebdomadaire, CRISP, n  2311-2312, 2016.

Jean-Bernard Robillard, « Quel projet de société Deliveroo veut-il nous livrer? », lettre ouverte à Mathieu de Lophem, Le Soir, 25 octobre 2018

https://plus.lesoir.be/186520/article/2018-10-25/quel-projet-de-societe-deliveroo-veut-il-nous-livrer

Thomas Schnee, « Les coursiers de Deliveroo et Foodora se lancent dans la construction d’un « front » européen », Mediapart, 6 mai 2018,

https://www.mediapart.fr/journal/international/060518/les-coursiers-de-deliveroo-et-foodora-lancent-la-construction-d-un-front-europeen?onglet=full


Maël Dif-Pradalier, sociologue, enseignant-chercheur à la SUPSI (Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana) et chercheur associé à l’IES (Institut Européen du Salariat), Paris.

Anne Dufresne, sociologue, chercheuse au GRESEA (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative), http://www.gresea.be/ et chercheuse associée au CIRTES (Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, État et Société) de l’UCL et à l’IES (Institut Européen du Salariat), Paris.

 

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