Manifesto

Manifeste de critique logistique

D’autre part, la nature du capital présuppose qu’il traverse les différentes phases de la circulation, mais pas de manière idéale, avec la vitesse mentale avec laquelle un concept se transforme en l’autre en temps zéro, mais en étapes distinctes dans le temps. Avant de pouvoir voler comme un papillon, il faut qu’il soit chrysalide pendant un certain temps. Les conditions de production du capital qui résultent de sa nature même sont donc contradictoires.

K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique

Versione in italiano

English version

Versión en español

Avant de prendre son envol tel un papillon, le capital financiarisé contemporain doit passer par le stade de la chrysalide. Cette étape particulière est le domaine de la logistique, dont le vaste théâtre d’opération s’est étendu à l’échelle mondiale à une vitesse sans précédent. La logistique est l’intelligence stratégique qui coordonne l’harmonisation de la production, de la circulation et de la consommation du capitalisme global, au sein duquel la circulation a imposé, à un rythme en permanente accélération, son hégémonie sur l’ensemble du procès. La logistique est porteuse d’un fantasme géographique où le monde est représenté comme un système de flots continus en perpétuel mouvement : une cartographie de flux canalisés par le réseau complexe des infrastructures logistiques. La conjonction des flux financiers et des flux de main d’œuvre produit dans ce sens une géographie diversifiée et inégale de circulation de marchandises transitant sur l’ensemble de la surface du globe. Ces courants sont générés par les entrants logistiques, qui les canalisent sur terre et sur mer et régulent leur fréquence : « La logistique convertit les solides en liquides – voire à l’extrême, en champs électriques – s’emparant d’éléments distincts en mouvement et les traitant comme s’il s’agissait de pétrole dans un pipeline, selon un débit continu à la pression ajustable selon des degrés précis ». La logistique détient par conséquent un pouvoir spécifique de coordination des flux, et s’affirme comme le chorégraphe du cirque de la marchandise.

Au-delà de l’évocation directe de l’imaginaire porté par la logistique, il est impératif de porter la critique sur les métaphores de liquidité et de fluidité qui le fondent. Si la logistique dicte le tempo du capitalisme contemporain, les mouvements qu’elle engendre demeurent également volatiles et contestés. De surcroit, plus l’ « orchestre » de la logistique accélère le flux de marchandises, plus le pouvoir d’interrompre ces flux devient stratégique. La logistique est une réalité aux multiples facettes, un prisme renfermant des mondes divers, un signifiant renvoyant à des significations variées. 

1. La logistique est … crise

Chaque ère de l’histoire du capitalisme est caractérisée par l’émergence de nouvelles formes de pouvoir et des formes originales de production. Celles-ci accèdent à l’hégémonie par l’entremise d’un processus complexe d’hybridation avec les formes qui les précédent, suivant des séquences imprévisibles, des cheminements non-linéaires et des récurrences. Quand ces formes hégémoniques entrent en crise, on compense la crise de la production en intervenant sur les géographies (c’est-à-dire sur les formes du pouvoir) du capital et de la circulation des marchandises.

Aujourd’hui nous assistons à une accélération de ces dynamiques. Nous affirmons par conséquent qu’il n’en en aucun cas un hasard si, à la suite du krach financier de 2007-2008, la logistique a progressivement émergé comme un enjeu crucial des débats managériaux et des mouvements sociaux au niveau global. Elle constitue en fait une quête désespérée d’écoulement de marchandises par l’imposition d’une structure de circulation, dont la logique interne correspond à une tentative de résolution des crises résultant des cycles du capitalisme. 

2. La logistique est… idéologie

Une critique de la logistique nécessite d’approfondir l’analyse de sa trame discursive et de ses données statistiques. La logistique prend naissance au croisement des univers colonial, esclavagiste et militaire, dans le but d’organiser, de contrôler et de gérer les mouvements et leurs discontinuités. Au cours du 19ème siècle, elle s’est muée en une matrice de rationalité spécifique, selon un principe propre d’assemblage des expériences historiques susmentionnées dans un paradigme unique fondé sur l’efficacité, la vitesse et la fiabilité. Dans ce contexte, la logistique revêt alors sa forme moderne, à travers le tissage des liens l’unissant à la finance et aux formes de pouvoir qui sont désormais si visibles.  

Au cours du 20ème siècle, la logistique est devenue une véritable idéologie qui représente le monde comme un espace dénués d’aspérité et de friction. En d’autres termes, l’idéologie de la logistique est un instrument qui occulte et à la fois révèle les perturbations, qu’elles soient relatives à des conflits du travail, des obstacles naturels ou des guerres.

Avec l’émergence du toyotisme, la production « au plus juste et juste à temps » devient un principe interprétatif universel garantissant la vision d’un monde sans conflit. Une idéologie qui s’est dotée elle-même des armes pour susciter la confiance. 

3. La logistique est … production d’espaces

La logistique est née avec la révolution spatiale portée par la « modernité », comme un ensemble de techniques, savoirs et procédures permettant l’adaptation aux dimensions continentales et océaniques inédites. Elle est indissolublement liée à un principe élémentaire de production d’espaces à la fois aquatiques et terrestres, soit en d’autres termes le croisement où se développe une forme de « logique terraquatique ». Ou plus précisément, il s’agit d’une logique où le « terraquatique » se transforme d’un principe d’adaptation à un principe de production et d’unification de l’espace. La logistique est intimement liée à la construction de la soi-disant « globalité », dans les limites de son développement continuel et néanmoins inachevé.

La logistique est la « constitution matérielle » des processus de globalisation : les arrimant aux dimensions de l’air et de la toile ; aiguisant la production d’une nouvelle spatialité partiellement indépendante de l’Etat et de la vie urbaine ; définissant de nouveaux systèmes judiciaires ainsi que de nouveaux intérêts sociaux. Ce mouvement détermine un remodelage complexe de la surface terrestre, la recouvrant de nouvelles artères destinées au flux de contrôle, qui représentent des effets et non des causes et qui devraient toujours être interprétés comme résultant de la multiplication des frontières utilisées pour canaliser, réguler ou contenir les mouvements logistiques.

4. La logistique est … rythme

Le capital est le temps capable de se présenter comme de l’espace, une redéfinition continuelle des structures temporelles en mouvement dans l’espace. Le capital est une demande de temps social visant à supprimer le « temps mort » sédimenté entre la production et la consommation des marchandises, et essayant de générer dans l’immédiat de la valeur par le profit. En ce sens, les infrastructures logistiques constituent l’assise temporelle de cette séquence.

Plus avant, la logistique tend à la synchronisation d’une forme de « temps global » ; elle cherche à articuler les rythmes de travail au sein d’une chorale parfaitement orchestrée tout se confrontant aux diverses conditions sociales, individuelles et politiques qu’elle rencontre autour du globe. 

5. La logistique est … histoire de notre présent

La logistique possède des racines historiques diverses et variées. Sa généalogie peut être retracée aux transformations commerciales et productives, aux industries militaires et de l’énergie, ou aux contre-réponses du capital aux formes d’insubordination. La logistique est l’assemblage de diverses typologies et stratégies, mais plutôt qu’une nouveauté, elle constitue un processus apparu à l’aube de la modernité.

La « révolution logistique » des années 1950-1960 a constitué la pierre angulaire de la réorganisation des processus de production, qui a défini un « seuil critique » vers la recomposition générale du mode de production capitaliste ainsi que des vecteurs temporels divers qui jalonnent la généalogie de la logistique. Une forme de synchronisation historique relie l’histoire de la logistique avec la forme contemporaine de son opérationnalité.  

Néanmoins, nous faisons l’hypothèse que sortir de ce que l’on pourrait nommer une forme de « présentéisme » en prenant la voie d’une analyse de longue durée, permet de dépasser un dispositif centré sur une temporalité contemporaine, et de contourner ainsi les risques d’une approche réductrice du concept de logistique et d’un enchantement par l’ « idéologie logistique ». Cet écueil est en fait synonyme d’une vision de l’époque contemporaine comme présent fixe et sans alternative.   La force du « regard logistique » repose précisément dans le fait qu’il nous permet de fonder par extrapolation une vision processuelle de l’ « histoire globale », échappant ainsi à ce qui constitue une « amnésie » historique et politique si utile au projet néolibéral.

6. La logistique est … lutte des classes

On pourrait distinguer l’une des racines de la logistique moderne au niveau de l’enjeu de maitrise des résistances relatives au transport de marchandises humaines dans le cadre du commerce triangulaire, qui a reposé sur la déportation des esclaves de l’Afrique vers les plantations, les soumettant à des processus successifs de dé-subjectivation et re-subjectivation. Les centres portuaires ont, de plus, constitué à travers les siècles des lieux de conflit et de révolte. Le transport des marchandises a été, après tout, un secteur dans lequel ont eu lieu d’imprévisibles métissages qui ont façonné la composition des classes en Asie et en Amérique latine. Les ports d’Amérique du Nord ont été les premiers espaces de syndicalisation des travailleurs noirs au début du 20ème siècle. La prise en compte de ces faits historiques nous conduit à interpréter la « révolution logistique » de l’après-Seconde Guerre mondiale comme une forme de contre-révolution : sa mise en place répond à une volonté de démanteler le pouvoir de la classe-ouvrière dans la grande usine fordiste, de fragmenter la main d’œuvre aux niveaux local et global et de juguler les multiples formes de pouvoir « populaire » qui avaient émergé de par le monde des luttes anti-coloniales et anti-impérialistes. 

7. La logistique est… politique

La logistique, comprise comme plan d’infrastructures physiques et immatérielles au service de la circulation, précède ou du moins est une prémisse de la souveraineté territoriale. Nous le rappelons : la construction d’un espace logistique, loin de se limiter à un objet technique réservé aux spécialistes, induit la mise en œuvre d’une rationalité et d’une planification de nature politique. Ce fut vrai pour le développement des Etats et des Empires, de même que pour les structures politiques plus récentes comme l’Union européenne. 

Au regard de la transformation des formes de souveraineté politique, la logistique se redéfinit comme un véritable modèle politique à l’échelle planétaire, au sein duquel un pouvoir croissant se concentre dans les canaux d’interconnexion, les couloirs de circulation et les territoires logistiques globalisés. La logistique conduit à repenser le pouvoir à un niveau global comme oscillation entre processus d’institutionnalisation et changement, dans le cadre d’une relation instable entre pouvoirs politique et social. La logistique constitue ainsi un type de pouvoir dynamique et extra-étatique, dans le sens où il n’émane pas d’une souveraineté établie, mais peut zigzaguer ou prendre un pas de côté si nécessaire en fonction de la diversité des territorialités. Par conséquent, la logistique est politique, elle fait de la politique et parle de politique.

8. La logistique est… travail

Bien que les principaux récits sur la logistique se réfèrent aux chaines automatisées, ce secteur d’activité emploie des millions de personnes à l’échelle du globe. Au sein des chaines de production actuelles, la logistique met en scène sa capacité à relier et à multiplier des formes et régimes de travail distincts et distants, grâce à la mobilisation de technologies et de systèmes de transport en évolution constante. Selon une combinaison de traits futuristes et semi-esclavagistes, elle associe le traditionnel travail à la chaine et le travail commandé par les applications et les algorithmes.

La logistique constitue un laboratoire des formes managériales anciennes et récentes mais aussi un terrain d’expérimentation pour les conflits sociaux avec la prolifération de modèles de syndicalisation, de sabotage et d’engagement collectif, ainsi que de formes inédites d’association entre travailleurs et de subjectivation autonome. La logistique oscille ainsi de manière ambivalente entre mouvements de division et de connexion de la main d’œuvre. Elle offre ainsi aujourd’hui les conditions de production d’une association originale des travailleurs à l’échelle globale, les divisant de même qu’accroissant leur pouvoir du fait de leur positionnement stratégique au sein de la chaine d’approvisionnement.

9. La logistique est … production

D’un point de vue historique, la logistique se présente comme moment charnière entre production et consommation, autrement dit le moment marxien du « temps de circulation ». Le transport, la circulation et l’entreposage sont autant d’activités où le capital peut réduire les coûts des transferts. La séparation, l’externalisation, l’accroissement des échanges et l’accélération permise par les nouvelles technologies ont radicalement modifié les anciens processus de production dans le but de minimiser les coûts de main-d’œuvre.

Néanmoins, la logistique contemporaine s’éloigne du statut de simple “secteur” spécifique pour prendre de plus en plus la forme d’une nouvelle rationalité s’appliquant au cycle entier. Au sein de la “(contre-)révolution logistique”, la circulation s’est définitivement organisée à une échelle d’ordre capitaliste, et non plus seulement à l’échelle mercantile. En d’autres termes, il y a un énorme investissement en capital qui brouille les frontières entre production, circulation et consommation. Pour le dire autrement : nous vivons dans un mode de production axé sur la logistique où la distribution (révolution du commerce) tend à guider la production (dans le sens où elle dicte les normes de production et donne le rythme).

10. La logistique est … reproduction

La logistique “crée de la valeur” et “réalise des bénéfices”. La question de la valeur s’illustre à travers la minimisation des coûts du travail, ou bien par la manière dont la logistique est – par rapport au travail social, qui se déploie globalement – un instrument de réduction du temps de travail socialement nécessaire à la reproduction de la force de travail (ce qui signifie une augmentation de la plus-value).

Une telle transformation logistique exporte la production hors de son espace d’origine vers les secteurs de la circulation et de la reproduction. Si le “surplus” de revendications sociales (en termes de droits et de salaire) fait exploser le modèle de l’usine (ainsi que sa variante étatisée) où le social se répand dans la production, on assiste à une sorte de “bond en arrière”. Le mode de production manufacturier remodèle le social et par conséquent la distinction entre les secteurs productifs et reproductifs (ou entre distribution et consommation) s’estompe. Mais, une fois de plus, nous avons parfaitement conscience, au-delà de toutes ces considérations, que nous faisons face à un moment des plus intrigants.

11. La logistique est … technologie

Le rôle central assumé par la consommation dans la société d’aujourd’hui représente la conséquence directe d’un renouvellement technologique : le paradigme réticulaire substitue le principe de « distribution » à celui de « concentration » ; à la puissance « chaude » de la technique, la froide technologie de l’information ; à la physique nucléaire, la métaphysique cybernétique ; à l’horizon historique du monde de l’usine, celui de l’information. Le « mode de production logistique » érige en emblème la « révolution industrielle 4.0 », et nous ne faisons pas seulement référence à l’hyper-connectivité d’internet, mais également aux processus que l’on nomme digitalisation, automation, e-commerce, économie des « petits boulots », capitalisme de plateforme, etc. Chacun de ces termes n’est rien d’autre que la condensation contemporaine des empreintes généalogiques que nous avons abordé précédemment : ils représentent les dernières de frontières l’expansion – intensive et extensive – du capital vers un « mode de production logistique ».

Ces phénomènes étincelants de nouveauté reposent sur la mise en relation de la haute technologie et d’une exploitation archaïque du travail, démontrant à nouveau la « non-linéarité » du progrès technique. La technologie incarne un rapport social au-delà de la simple « technique » : celle-ci ne se limite en effet pas à un objet inanimé, mais incorpore un pouvoir sur le travail. En outre, la logistique produit et implique la subsomption du savoir technique. Les machines fonctionnent au sein d’un savoir social. Comme capital fixe, les machines sont le produit d’un savoir extrapolé du travail vivant, ainsi que la manifestation du pouvoir sur le travail. Mais simultanément, nous pensons que la capacité de reprendre ce pouvoir au capital fixe constitue un champ possible d’émancipation.

12. La logistique est … une loupe

La logistique ne se résumé pas à un simple paradigme, il s’agit aussi d’une lentille optique à travers laquelle nous pouvons éclairer des flux, des canaux, des nœuds, des points de rupture et des articulations fréquemment fermés, cachés et obscurs comme les données d’une boîte noire. Adopter un “regard logistique”, c’est construire une ontologie de notre présent à partir des mouvements et des résistances des sujets employés au sein de ces flux. Dans un monde où la mobilité a été élevé au rang de paradigme global de fonctionnement, la logistique devient l’enjeu au cœur de différentes perspectives : entre gouvernance de la mobilité et lignes de fuite, entre mouvements de capitaux et autonomie du travail.

Une fois ces choses dites, nous tenons à être clairs. Nous ne voulons pas présenter la logistique comme une nouvelle métaphore pour décrire le capitalisme contemporain, ni comme une logique unifiée ou univoque. Nous la considérons simplement comme une lentille de nature stratégique car elle nous permet d’observer une dynamique contemporaine d’importance majeure. En attendant, nous sommes parfaitement disposés à reconnaître qu’une attention particulière est également due à ce qui est extérieur à la logistique. La prise en compte de la centralité des épisodes de correspondance et de friction entre la rationalité logistique et les multiples mondes productifs qui fonctionnent selon des logiques différentes, est cruciale non seulement d’un point de vue politique mais aussi théorique. En d’autres termes, avoir cela à l’esprit nous permet d’éviter l’image d’autosuffisance et de libre-service par laquelle la logistique tend à se dépeindre à travers la continuité de ses opérations.

12. La logistique est… une méthode

Le caractère multidimensionnel de la logistique impose le recours à une méthode interdisciplinaire collective ne se réduisant pas à l’étude du présent, mais qui montre plutôt ses stratifications historiques afin de mettre perspective les éventuelles lignes de rupture. Nous proposons également ici un “regard politique” car nous estimons que les études actuelles devraient faire évoluer la question qu’elles posent du “comment” vers le “pourquoi”, d’une phénoménologie vers une herméneutique de la logistique, d’une description du fonctionnement de la logistique vers une discussion sur sa “politicité” (et nous entendons par ce terme sa maîtrise du travail, de la construction des espaces urbains, etc.)

Si la logistique est “la constitution matérielle de la mondialisation”, il s’agit de montrer les conflits et les champs de tension entre lesquels elle se produit. Puisque dans notre méthode, la logistique nous permet d’observer la “structure” et la “subjectivité” des temps présents, il semble nécessaire d’associer ethnographie et abstractions théoriques pour atteinte une compréhension pleine et entière du “global”. Dans ce pluralisme méthodologique devrait être intégrée une “trans-scalarité” afin de distinguer et de comprendre la continuité, par exemple, entre le mouvement du paquet dans l’entrepôt, l’entrepôt dans le contexte urbain, et le contexte urbain dans le réseau mondial des chaînes d’approvisionnement (et vice versa).

Articoli Correlati